16‏/2‏/2013

Les Algériens qui ont oublié les dictionnaires de leurs ancêtres

On m’a récemment envoyé un article, « Les Algériens n'ont pas oublié la langue de leurs ancêtres », paru dans Le Matin DZ il y a quatre ans, sur les emprunts berbères en notre parler arabe algérien. C'est un thème normalement très intéressant, et j'ai une certaine sympathie pour les efforts de l'auteur à nous rappeler nos racines amazighes partagées – mais, malheureusement, l’article est rempli d’erreurs que n’importe quel linguiste historique sérieux aurait pu corriger si l’auteur avait pris le temps de le consulter.

Il écrit une phrase qui explique une partie de ses erreurs : « tous les mots que nous utilisons dans notre parler quotidien et qui ne sont ni d'origine arabe, ni d'origine européenne sont amazighs. » Evidemment, pour dire ça il a dû oublier le turc, ainsi que des sources moins fréquentes comme le persan, le haoussa et le copte. Un exemple est tebsi (assiette) : ce n’est pas un mot d’origine berbère comme il dit, mais plutôt un mot turc (tepsi) encore utilisé au quotidien ; selon le dictionnaire Nişanyan, sa première attestation turc date de 1070, et le turc l’a emprunté du chinois. bouqredj (bouilloire) est un autre ; ce mot est du turc bakraç. Chaque mot qui ne se trouve pas dans un dictionnaire arabe/français n’est pas forcément berbère !

Mais la cause de la plupart de ses erreurs est encore pire : c’est tout simplement qu’il n’a pas cherché les dictionnaires arabes. C’est comme si l’auteur pense qu’il connaît déjà tous les mots de l’arabe classique, une chose impossible même pour les professeurs universitaires de l’arabe.

A part les noms de lieux, il n’y a que deux mots dans l’article dont je suis assez sûr qu’ils sont berbère : guezzana (voyante) et fekroun (tortue) . Même entre les noms de lieux il y a des cas douteux, comme Azazga et Sfisef. Mais je n’ai pas le temps pour vérifier tous les mots à la fois ; la vérification qu’il a manqué de faire prend du temps ! Pour le moment je vous donne juste quelques exemples de ces erreurs :

loubia (haricot) n'est pas d’origine espagnol, comme les commentaires au-dessous ont déjà remarqué ; il se trouve déjà dans les ouvrages d'al-Djâhidh (mort 869), qui appelle une espèce d’haricot لوبياء . On pourrait également consulter un dictionnaire étymologique de l’espagnol sur l’internet : le Real Academia Española nous informe que le mot espagnol alubia vient de l'arabe hispanique allúbya, qui provient de l'arabe classique lúbiyā', qui provient en son tour du persan lubeyā.

’oukkaz (bâton) est arabe, plutôt au féminin عكازة : il est défini par Lisan al-Arab comme “un bâton sur lequel l’homme se soutient”, et il est utilisé par al-Djâhidh.

’aassas (gardien) est arabe ; c’est le nom d’agent de ‘ass, qui est عس « faire des tours à la nuit » ; ça se trouve pas seulement en Lisan al-Arab, mais en le plus ancien dictionnaire arabe du monde, le Kitab al-Ayn d’al-Farahidi (mort 786) : العَسَسَ الذي يطوفُ للسُّلطان باللَّيل « le `asas est celui qui fait les tours à la nuit pour le sultan ».

negguez (sauter) n’est pas seulement arabe, il se trouve même dans un hadith (douteux peut-être) : فَجَاءَهُ يَتَنَقَّزُ حَتَّى قَامَ بَيْنَ يَدَيْهِ. Lisan al-Arab le définit comme “al-wathibân” (bondir).

charef (âgé), un terme utilisé surtout dans l’ouest et le Sahara, n’est pas un indice de nos origines berbères, mais des origines bédouins : al-Farahidi l’a défini comme والشّارفُ: النّاقة المُسنة، دون النّاب, « la châref est la chamelle âgée, sans dents. »

mech’hah (avare) est formé du racine شح (chouh’), défini en Lisan el-Arab comme « al-boukhl » (l’avarice). On le trouve, par exemple, dans un livre d'Abou Hayyan al-Tawhidi (mort 1023 à Shiraz en Iran) : وربما كان للإنسان شحيحاً بعلمه، سمحاً بماله « souvent un homme est avare avec sa science et généreux avec son argent ».

herrès (casser) est arabe bien connu : selon Lisan al-`Arab, الهَرْسُ: الدَّق (haras est casser), et cette racine est même la source de la harissa de nos frères tunisiens.

cherrek (déchirer) est arabe avec un sens élargi ; l'origine est شرّق charraq, déchirer la viande pour la sécher. Lisan al-Arab le définit ainsi : وشَرَّقْتُ اللحم: شَبْرَقْته طولاً وشَرَرْته في الشمس ليجِفَّ.

bellaredj (cigogne) n'est pas arabe, au moins ; mais ce terme vient d'un mot grec ancien, pelargos (πελαργός). C'est possible que nous l'avons emprunté par la route amazighe, parce que le mot est répandu en berbère, mais ce n'est pas évident.

Pour ma part, j’aime bien trouver les emprunts berbères en notre parler ; en ce blog j’ai déjà discuté quelques-uns, qui d’ailleurs sont absents dans l’article dont je parle (الجرانة , لوستها، الخ... ). Mais j’insiste que l’origine des mots n’est pas un jeu à jouer pour renforcer n’importe quels convictions politiques ; c’est une science comme les autres, et pour s’en prononcer il faut faire des recherches. Peu m’importe s’il ne plaît pas aux berbéristes de savoir qu’il y a moins de traces de berbère en arabe algérien qu’ils avaient pensé, ou s’il ne plaît pas aux arabistes de savoir que les racines du berbère ne se trouvent pas en arabe ; il faut bâtir nos idéologies sur la vérité et sur des preuves, pas sur n’importe quoi.